Bruno regardait les gens face à lui. Un stade plein de fans venus lui rendre hommage. Il regardait autour de lui tous ces projecteurs et il se rappela alors les épreuves qu’il dut passer pour en arriver là, lui, le petit garçon fluet et timide qui n’osait jamais prendre la parole en classe. Lui, ce petit garçon, aujourd’hui devenu une star mondiale, l’invité d’honneur de toutes les émissions populaires. Il regarda au-dessus de sa tête, et, l’espace d’un instant, il repartit dans le passé, faire un voyage… dans les méandres de ses pensées.
Trente ans plus tôt, alors qu’il chantait devant sa glace, espérant que personne ne l’entendît, il dansait et rêvait qu’un jour on l’acclamât. Il ne chantait jamais devant son père, qui trouvait cela ridicule et sans intérêt. Dans l’appartement où il vivait, ses parents, absents pour la journée, lui avaient laissé un peu d’argent pour commander des pizzas, et il ne se fit pas prier pour accepter. Il passa la commande et attendit impatiemment le livreur. Dehors, il regardait les autres enfants jouer au foot. Ces jeunes-là, pourtant dans sa classe, ne l’autorisaient jamais à sortir avec eux, ni même de faire un petit match, ils se moquaient sans cesse de lui, lui et sa voix si « spéciale »
Un jour, en sixième, il fut interrogé par sa professeur de musique, elle remplaçait la titulaire pour une journée. Le jeune adolescent avait dû chanter et, si cela ravit cette dame qui, émerveillée, écoutait Bruno attentivement, ses camarades eux, se mirent à rire très fort, se moquant de ce ton trop aigu pour un garçon. Et malgré les remarques de la professeur pour arrêter cela, il était trop tard… Depuis ce jour-là, il était la risée du collège, tout le monde l’appelait madame Bruno. Tous les soirs en rentrant chez lui, gardant toutes ces moqueries bien camouflées dans son esprit, il pleurait des heures dans son lit, priant pour que le lendemain, on ne l’importunât pas de trop… prières faites en vain.
Après avoir déjeuné, il sortit de chez lui pour aller chercher le courrier. Alors qu’il descendait les escaliers de son immeuble, il vit une dame, il reconnut de suite la professeur de musique qui l’avait interrogé l’an passé :
« Mais, comment tu vas ? Bruno je crois.
- Bonjour madame. Oui, c’est ça, et vous madame Nélaton je crois.
- Oui c’est ça, madame Nélaton, tu as de la mémoire.
Elle ne savait pas que ce nom était gravé dans l’esprit de ce petit garçon comme les hiéroglyphes le sont dans l’obélisque. Il ne savait pas s’il devait la haïr ou l’adorer. Grâce à elle il avait découvert sa passion, le chant, mais aussi, il n’oubliait pas qu’à cause d’elle, il vivait le pire des enfers.
- Oui, c’est vrai, un peu, répondit Bruno.
- Je suis contente de te revoir, je viens d’emménager ici quel drôle de hasard. Tu sais, je pense souvent à toi et je me disais la semaine dernière qu’il était dommage que tu n’utilises pas la voix magnifique que tu as.
- Et que voulez-vous ? Que je chante dans la rue.
- Dans la rue ! Non, répondit la jeune femme amusée. Il y a un concours la semaine prochaine. Si tu veux, je peux t’y inscrire.
Bruno réfléchit, était-ce une bonne idée ? Cela ne rendrait-il pas sa vie plus complexe encore.
- Est-ce que mes camarades de classe seront invités, ou des gens du quartier ?
- Oh ! ça m’étonnerait, ça se passe rue Gallieni, de l’autre côté de la ville.
- Et ça consisterait en quoi ce concours ?
- Eh bien tu choisis une chanson connue, n’importe laquelle. Un orchestre joue la musique et toi tu chantes.
- J’ai envie d’accepter, dit le petit garçon, mais je ne sais pas si mes parents seront d’accord.
- Nous allons les persuader, allons les voir.
- Ils ne sont pas là, ils rentrent ce soir.
- Eh bien d’accord, répondit la femme, je viendrai les voir demain matin. »
Bruno, ravi, rentra chez lui rempli d’émotions. Il se mit devant sa glace, lança une musique et se mit à chanter et à chanter encore, des heures et des heures, jusqu’à ce que ses parents rentrassent.
« Papa, maman, j’ai une bonne nouvelle.
- Ah, quoi donc mon garçon ? demanda le père.
- J’ai vu une de mes anciennes profs de musique, elle veut m’inscrire à un concours de chant.
- Un concours de chant ? pourquoi faire ?
- Ben pour chanter papa !
- Pourquoi tu veux aller chanter là-bas… Je ne vois pas…
- Oh, laisse-le y aller Serge, si ça lui fait plaisir, répondit la mère.
- Pourquoi faire Geneviève ? répondit sèchement le père… qu’il devienne chanteur ! Fais tes devoirs et trouve un travail, après on verra, t’iras chanter autant que tu veux. »
Dépité et dégoûté, Bruno s’en alla dans sa chambre et pleura une grosse partie de la nuit, fustigeant son père intérieurement. Le jeune homme oublia cependant que le lendemain, la professeur de musique viendrait pour obtenir la fameuse autorisation parentale obligatoire pour présenter l’enfant au concours.
Aux alentours de dix heures ce samedi matin, à la porte des parents de Bruno, quelqu’un sonna ; le père partit ouvrir.
« Bonjour madame ! Si c’est pour me vendre un abonnement j’ai ce qu’il me faut merci.
- Non monsieur, je suis madame Nélaton, une ancienne professeur de musique de votre fils et…
- Ah oui, le concours… Il n’ira pas, merci.
Le père claqua violemment la porte à la face de la jeune femme et, la mère de Bruno, qui tenait à voir son fils aller à ce concours, retourna discrètement voir la jeune femme dans les escaliers.
- Madame…
- Oui, répondit la jeune femme en se retournant.
- Mon mari est un peu brut de décoffrage. Je peux vous voir.
- Oui bien entendu. »
Les deux femmes discutèrent et s’entendirent. La mère signa le papier autorisant son fils à se présenter au concours et en informa de suite Bruno qui sauta de joie et serra dans ses bras sa mère de toutes des forces. Bruno passa le reste de la semaine, quand son père travaillait, à s’entraîner à chanter la même chanson encore et encore jusqu’au jour « j » surtout, il essaya de se rassurer, car chanter comme ça devant tant de personnes… y arriverait-il ?
La mère de Bruno réussit à entraîner son mari au concours, sans lui préciser que son fils y participerait. Quand ce fut au tour du jeune adolescent de chanter et que son père le vit, il fit d’abord une triste mine, déçu, pour ne pas dire vexé, d’avoir été dupé. Mais la rancœur se transforma vite en fascination, lorsqu’il entendit la voix de son fils retentir. Il écoutait la chanson avec une passion dévorante et il ne put s’empêcher de laisser échapper une larme de ses yeux d’ouvrier, lançant généralement un regard si dur.
Lorsque Bruno s’arrêta, le public tout entier le regardait béat d’admiration. Il y eut un moment ou un silence assourdissant régna, avant qu’enfin, le public applaudît énergiquement. Il gagna haut la main ce concours, mais surtout, il attira l’attention d’un homme tout particulier, passant par là presque par hasard. Un des plus grands producteurs d’Europe… qui n’allait pas manquer de prendre ce petit garçon sous son aile… et le transformerait en une star mondialement reconnue… laissant sans voix ses camarades de classe moqueurs, qui auraient bien aimé, quelques années plus tard… que ce fût lui qui daignât leur adresser la parole.
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